Aussitôt entrée en application, la mesure légale relative au prélèvement des droits de douane sur les téléphones portables et terminaux importés a été suspendue par le président de la République. La population exulte. Mais l’expert en fiscalité, Dr Alaka Alaka, -membre de l’Ordre national des conseils fiscaux du Cameroun, Président de la Société africaine des finances publiques et fiscalités- dénonce une ingérence de la France à travers son opérateur Orange Cameroun. C’est ce qu’il explique dans cet entretien exclusif accordé à La Voix Du Koat (LVDK).
Comment comprendre la pirouette du gouvernement au sujet de la taxe sur les téléphones portables et terminaux importés?
La loi de Finances 2019 a mis en place en ses articles 7 et 8 une taxe sur le téléphone qui consistait à voir les droits de douane être payés par l’utilisateur lorsque le téléphone n’avait pas été dédouané normalement. Il y a eu une décision conjointe du ministère des Finances et du ministère des Postes et Télécommunications qui apportait maintenant les modalités pratiques quant à l’application de cette taxe douanière au quotidien. La date du début était le 15 octobre et malheureusement le Secrétaire général de la Présidence de la République, a demandé, sur instructions du Président de la République, que la mesure soit suspendue. Est-ce que le gouvernement a reculé ? Non. Le gouvernement a compris la levée de bouclier qu’il y a eu et s’est dit qu’il faut peut-être revoir cette mesure profondément, il n’y a pas le feu. A la vérité, c’est le rôle du gouvernement de le faire parce que lorsqu’une mesure légale comme une Loi de Finances a été prise et promulguée par le Chef de l’Etat, elle est d’application immédiate. Elle aurait dû être appliquée depuis le 1er janvier 2019. Mais si les modalités d’applications ont mis du temps, c’est justement parce que la mesure était délicate quant à son applicabilité.
Si la mesure était délicate c’est peut-être parce qu’elle n’avait pas été bien mûrie ?
Dans la science fiscale nous enseignons à nos enfants comment on prend une mesure de politique fiscale mais comment aussi on peut revenir sur une mesure de politique fiscale déjà entrée en vigueur. De ce point de vue, il y a trois raisons qui entrent en ligne de compte. Il y a la rationalité juridique, la rationalité technique et la rationalité politique. C’est pour une de ces trois raisons qu’on peut demander la suspension d’une mesure fiscale. La rationalité juridique c’est de savoir si la loi a été présentée par le gouvernement, votée par l’Assemblée. La réponse est oui, donc ce n’est pas la rationalité juridique. La rationalité technique : est-ce que la mesure a obéit au principe qui voudrait que le gouvernement, au-delà de l’article 26, puisse apporter les mesures d’application de la loi ? Sur le plan technique, ce sont deux membres du gouvernement qui ont apporté les modalités d’application de cette loi, donc la suspension ne peut pas être pour des raisons techniques. Il reste les raisons politiques c’est-à-dire, est-ce que le pouvoir politique comprend la rationalité technique ? Dans le cas d’espèce, la réponse est non. Le gouvernement n’a pas compris cette rationalité technique, parce que c’est par rapport à cette rationalité qu’il y a eu une levée de bouclier. Il revient donc au Chef de l’Etat qui a le pouvoir de vouloir, dans un système comme le nôtre, de demander, non pas l’annulation de la loi -il n’a plus le pouvoir déjà que la rationalité juridique ne pose pas de problème-, non pas l’application de la loi mais la mise en veilleuse de cette application pour qu’on essaie d’apporter des aménagements. C’est de ça qu’il est question parce que le gouvernement n’a pas renoncé au prélèvement des droits de douane sur les téléphones de contrebande. Il ne peut pas y renoncer. Il n’y a que l’Assemblée pour revenir sur sa loi. Le gouvernement a demandé aux ministres utilisateurs de la mesure de revoir leur copie, comment le texte peut être autrement fait sans une levée de bouclier. La loi est bonne et le gouvernement le sait, sinon le président de la République ne l’aurait pas promulguée.
Le gouvernement sait, mais ne comprend pas sa propre loi?
Ce sont des questions très complexes. Le gouvernement ne comprend pas parce que la mesure n’a pas été expliquée, parce que cette mesure a fait l’objet d’une levée de bouclier tant du côté de l’opposition que du pouvoir. Mais ce que le gouvernement n’a pas voulu comprendre, c’est que ce sont les bénéficiaires des téléphones non dédouanés et ceux qui se sont enrichis avec le téléphone en contrebande, qui ont monté cette levée de bouclier. Le gouvernement n’a pas compris que la seule compagnie de téléphonie mobile qui est allée demander l’avis de la Beac avait des choses à cacher. Pourtant la Beac n’a rien à voir avec les questions fiscales et qui par sa nature, n’est même pas une banque centrale de la Cemac dans la mesure où il y a deux Français à la Beac qui ont le droit de véto. Ces gens n’ont pas le droit de donner un avis sur les questions fiscales liées à la souveraineté d’un Etat. Mais le gouvernement s’est simplement dit que nous sommes dans une période assez difficile, avec les problèmes politiques issus des marches, de la situation dans le NoSo et dans le Nord… Le gouvernement n’est pas allé chercher au fond du problème, il a utilisé le pouvoir réglementaire autonome que lui donne l’article 27 de la Constitution, sauf que ce pouvoir réglementaire autonome est aussi questionnable.
Vous expliquez que le gouvernement a cédé à la pression d’un lobby ?
Tout porte à croire qu’Orange Cameroun a cru voir ses intérêts menacés. C’est Orange Cameroun qui a demandé à la Beac de se prononcer sur la question du paiement par le crédit téléphonique du droit de douane. Camtel ne l’a pas fait, Nexttel ne l’a pas fait, Mtn Cameroon ne l’a pas fait. Ça signifie qu’Orange Cameroun a quelque chose à cacher. Sans rentrer dans l’enjeu de cette plateforme, je reste dans le jeu, le rôle que cette plateforme devait jouer (même s’il y a encore sur le plan technique beaucoup de choses à voir, je l’avais soulevé dans votre dernière interview). Cette plateforme devait avoir une interconnexion avec Orange, et serait capable de dire à l’administration fiscale camerounaise que le chiffre d’affaires déclaré ce mois n’est pas le bon, voilà le vrai chiffre d’affaires d’Orange, de Mtn… Mais certainement, Orange avait plus intérêt que les autres compagnies de téléphonie mobile, à ce qu’on ne sache pas son véritable chiffre d’affaires. On peut donc, en tant que fiscaliste, conclure que cette compagnie n’est pas une entreprise citoyenne, n’est pas sincère, n’a pas des comptes probants. On ne peut pas le comprendre autrement en fiscalité, si quelqu’un refuse qu’on reconnaisse son chiffre d’affaires par d’autres moyens. En France, vous ne pouvez pas échapper. On connait le chiffre d’affaires de tout le monde, pourquoi ça serait autrement au Cameroun ? Parce que justement au Cameroun, Orange Cameroun fait un chiffre d’affaires certainement plus élevé que France Télécom en France. Vous comprenez que ce réseau Françafrique s’est levé mais ça va certainement profiter aux autres compagnies, même si à la réalité, je crois que le gouvernement reviendra dessus.
Pourquoi le gouvernement reviendra dessus ?
Le gouvernement y reviendra parce qu’en matière fiscale, le recouvrement de l’impôt doit se faire de manière commode, c’est Adam Smith qui l’a dit. La commodité signifie que l’impôt doit être recouvré par le moyen le plus souple possible, sans que l’utilisateur se rende même compte qu’il paie les impôts. Or, l’idée de faire payer les droits de douane sur les téléphones non dédouanés par la voie du crédit téléphonique était un mode commode. Ce qui risque se passer maintenant, c’est que la plateforme va toujours exister d’une manière ou d’une autre. On peut configurer la plateforme de sorte que lorsque vous introduisez une puce camerounaise dans un téléphone non dédouané, vous recevez un message qui vous donne un délai d’un mois pour dédouané votre téléphone s’il n’est pas dédouané. Toutes les données de votre téléphone sont enregistrées, de sorte que dans un mois, si vous n’avez pas dédouané, votre téléphone s’éteint. Cette méthode serait plus complexe pour celui qui ne connait pas les arcanes de la douane, d’aller payer 10.000 Fcfa ou 15000Fcfa. Ce serait un moyen incommode. En fiscalité, nous cherchons le moyen le plus commode pour le contribuable, à remplir son devoir fiscal.
Vous savez que jusqu’ici, l’opinion publique soutient que cette taxe était celle de trop pour asphyxier le consommateur ?
Cette contre-communication a été commandée absolument, parce qu’il y avait des bénéficiaires qui n’avaient pas intérêt à ce que la loi passe, au-delà de cette compagnie de téléphonie mobile que j’ai suscitée. Il y avait aussi toutes ces personnes qui reçoivent tous les jours les téléphones de la part de leurs familles en occident. Ces gens se disent qu’ils n’auront plus de téléphone dernier cri, parce qu’ils devraient être dédouanés. La mesure a touché toutes les sensibilités et il y a eu levée de bouclier. En matière fiscale, il faut éviter d’affronter le consentement à l’impôt, qui est l’acceptation individuelle du citoyen au moment où il doit accomplir son devoir fiscal. Là il y a eu obstacle au consentement à l’impôt, il faut reculer. Le gouvernement a reculé pour mieux réfléchir, de manière à voir les gens payer leurs droits de douane sans se rendre compte, où payer leurs droits de douane sans que les uns et les autres s’en trouvent offusquer, et c’est ce qui va arriver.
Entretien avec Valgadine TONGA
Source : Lavoixdukoat.com
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