Irène Ngo Ntamack, nom d’emprunt, a participé au séminaire sur la gouvernance foncière, organisé les 24 et 25 juillet 2024 à Douala par le Syndicat national des journalistes indépendants du Cameroun (Synajic). Dans cet entretien accordé à La Plume de l’Aigle, elle revient sur les maux qui minent ce secteur au Cameroun.
Vous avez été conviée il y a quelques jours à un atelier de formation organisé par le Syndicat national des journalistes indépendants du Cameroun (Synajic ). Cette rencontre portait sur la gouvernance foncière au Cameroun. Quel état des lieux faites-vous de cette problématique qui est au cœur des débats depuis plusieurs années dans notre pays?
Je tiens tout d’abord à féliciter le Syndicat national des journalistes indépendants du Cameroun(Synajic) et son président national pour cette initiative aussi bien utile aux journalistes qu’aux populations ainsi qu’aux services publics en charge des affaires foncières et domaniales. Les différents aspects du sujet sur la gestion foncière au Cameroun qui ont été abordés au cours de cet atelier constituent une très grande source de préoccupation pour la paix et la cohésion sociale au sein de notre pays parce que les affaires foncières sont à l’origine de nombreux conflits au Cameroun.
Parlant de l’état des lieux, il faut tout de suite dire que les conflits liés à la terre sont très courants. Ils surviennent à tous les niveaux. L’on peut citer des conflits au sein de la communauté. Ils peuvent survenir entre les membres d’un ménage, entre familles ou entre des sous-groupes entiers au sein d’une communauté. Il n’y a qu’à voir le nombre des maisons sur les murs desquelles l’on peut lire ‘’ maison familiale, pas à vendre. Malheur à l’acheteur’’. La lecture des affaires inscrites aux audiences dans les tribunaux pour ‘’atteinte à la propriété foncière, escroquerie foncière, trouble de jouissance, abus de confiance, annulation et réhabilitation des titres fonciers’’, comme les recours gracieux au Mindcaf (Ministère des Domaines,du Cadastre et des affaires foncières) attestent de l’ampleur de la situation. Il y a des conflits entre communautés voisines souvent liés à des différends concernant les limites de propriété. Il y a également des conflits entre une communauté et une personne extérieure, comme un investisseur ou un fonctionnaire. Par exemple, le gouvernement peut vendre ou louer des terres communautaires à un investisseur sans consulter la communauté, créant ainsi un conflit entre l’investisseur et la communauté. Nous avons des cas très retentissants qui occupent la ‘’Une’’ des journaux et captivent l’opinion dans les grandes villes et les campagnes.
D’après votre expérience, quelles seraient les causes de ce phénomène qui prend de plus en plus de l’ampleur dans notre pays et qui met à la rue de nombreuses familles ?
Parlant des causes, elles sont nombreuses et diverses. Le ministre de l’Administration territoriale, dans une correspondance récente adressée aux autorités administratives, a énuméré et rappelé la responsabilité de ceux-ci dans les conflits fonciers et leurs dramatiques conséquences à savoir ‘’’le manque d’information, l’information vague, la gestion controversée des dossiers, la violation et le détournement des procédures réglementaires, la prise en compte approximative des Us et coutumes, et le non-respect des droits fonciers par les autorités administratives et les services techniques compétents’’. A cela, il faut ajouter la misère ambiante qui amène des membres de famille à des pratiques malicieuses, la corruption endémique qui entraîne les administrations dans des violations de la réglementation et à céder aux propositions pernicieuses des prédateurs fonciers qui normalisent l’écart. C’est tout cela qui est à l’origine de plusieurs conflits aussi bien en zones urbaines qu’en zones rurales avec la multitude des contentieux, des recours administratifs et des nombreuses procédures judiciaires dans les tribunaux ainsi que des articles qui inondent les médias. La crise alimentaire que traverse le monde pousse également les Etats, les entrepreneurs et les multinationales à entreprendre les stratégies visant à investir dans de nouveaux secteurs jugés plus sûrs et plus rentables notamment l’agriculture. Ce contexte favorise une ruée vers les ressources naturelles et principalement la terre. Ce qui ne va pas sans conséquence sur les communautés autochtones et quelques fois des désagréments pour certains investisseurs qui se retrouvent face à des oppositions alors que, selon eux, leurs actions ont été initiées et validées sur la base de la réglementation. Il y a aussi au niveau de l’Etat des pratiques qui prêtent à confusion. La gestion des patrimoines fonciers des entreprises publiques et parapubliques mises en liquidation qui alimente de nombreuses procédures judiciaires laissent croire que la gouvernance foncière ne bénéficie pas assez de l’attention nécessaire pour des pratiques vertueuses. Ceux à qui l’État confie la gestion de son patrimoine foncier se substituent à l’Etat au point de se comporter comme s’il s’agissait d’une épicerie familiale, d’un bien personnel, une source d’enrichissement individuel et des membres d’un réseau sans le moindre indice de volonté de servir les intérêts de l’Etat. Les histoires autour des actifs résiduels des grands mastodontes qui ont soit été liquidés, soit changés de statut ou soit privatisés sont assez illustratives à ce propos.
Comment mettre fin à la spoliation du domaine privé de l’État et atteintes à la propriété foncière des particuliers au Cameroun ?
Au lieu d’attendre de réagir aux conflits fonciers quand ils surgissent, les communautés doivent s’organiser à identifier les litiges potentiels et élaborer à l’avance des plans de gestion des conflits. A cet effet, il faut repérer les signes précurseurs de conflits et le genre d’incidents susceptibles de les déclencher. Chaque communauté structurée doit se procurer des recueils des lois, des manuels et guides des procédures expliquant comment cartographier leurs terres, élaborer des règlements communautaires, obtenir la reconnaissance officielle de leurs droits et résoudre des litiges relatifs aux limites de propriété. Ça, c’est pour les communautés. Au niveau des administrations publiques, il est obligatoire pour les ministères compétents à savoir le Minat et le Mindcaf de faire appliquer les lois et les règlements en vigueur par leurs démembrements, de sanctionner toutes les déviances notamment les violations de la loi et la corruption. Il faut trouver des occasions pour partager la bonne information avec les populations afin de prévenir des conflits. Les tribunaux administratifs doivent davantage dire le droit au service de la justice en évitant de céder aux tentations de l’argent facile. L’Etat se doit de penser à l’amélioration de la loi foncière qui présente quelques insuffisances souvent porteuses des incompréhensions qui débouchent sur des conflits. Dans le même sens, et revenant aux conclusions de l’atelier du Synajic, il est souhaitable que le cadre et les mécanismes de collaboration permanente proposés par ce syndicat au ministère des Domaines, du cadastre et des affaires foncières, aux autorités administratives et collectivités territorialement décentralisées prennent corps pour permettre une meilleure information des populations sur l’évolution de la gouvernance foncière au Cameroun. C’est à ce prix que l’on pourrait réduire les conflits et les dommages multiples enregistrés du fait des malversations liées à la gestion foncière.
Entretien mené par Fadira Etonde
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