Le nombre des terrains jusqu’ici expropriés par le Gouvernement est considérable. Pour les terrains qu’il a expropriés à son bénéfice, le Gouvernement n’a payé jusqu’alors que 5 à 6 Pf (Pfennig) par m². Quant à ceux expropriés dans l’intérêt public il payait en moyenne 30 à 40 Pf par m², qu’il s’agisse de terrains cultivés ou non.
Déguerpissements forcé à Dikolo-Bali
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[Dossier/document II]: « Mars 1912 : les rois camerounais de la côte s’adressent au parlement allemand et revendiquent le droit de leur peuple”

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Par Prince Kum’a Ndumbe III, Professeur Emérite des universités

Après la signature du Traité du 12 juillet 1884, la résistance de Lock Priso Bell et de ses compagnons Doo Elame et Manga Akwa sera défaite militairement en janvier 1885. Le système colonial pur et dur s’installe alors progressivement au mépris des clauses de réserve du traité. La loi du 15 juin 1896 déclare les terres camerounaises « terres de la couronne allemande », le décret du 14 février 1903 autorise l’expropriation par le gouvernement allemand sur l’ensemble du territoire camerounais, la douane , le « Kumi », qui revenait aux quatre rois Bell, Akwa, Deido et de Bonabéri devient douane exclusive de l’Etat allemand sans aucun dédommagement, le monopole commercial des Camerounais est supprimé sur l’ensemble du territoire, et les Allemands installent partout leurs comptoirs commerciaux coloniaux et font des Camerounais les clercs de ces comptoirs. Ainsi s’instaure l’« ebol’a mukala », le travail du Blanc. On ne travaille plus pour son propre compte, mais pour le Blanc.

L’unité monétaire camerounaise, le Kru, dont la valeur était 1 Kru camerounais pour 20 Marks du Reich allemand en 1884 est dévaluée deux fois puis supprimée le 6 avril 1894, et le Mark allemand devient l’unité monétaire du Cameroun, instaurant ainsi une monnaie européenne dont nous dépendons mais que nous ne maîtrisons pas, sur notre sol. Le CFA, Comptoirs Français d’Afrique, devenu Franc des Colonies Françaises d’Afrique le 26 décembre 1945, franc de la Communauté Française d’Afrique en 1958 et Franc de la Coopération Financière en Afrique Centrale aujourd’hui, a tout simplement pris la relève du Mark allemand pour perpétuer depuis 120 ans l’utilisation d’une monnaie étrangère, européenne, sur le sol camerounais.

Le choc colonial a secoué tout le monde. Alors, tous les rois duala se mobilisent sans exception. Lock Priso Bell/Kum’a Mbape au pouvoir depuis 1846, donc sur le trône depuis 66 ans quand commence la riposte collective en 1912, n’est plus isolé ou combattu par les siens, un front commun anti-colonial se forme, le gouvernement de Berlin et le parlement allemand, le Reichstag, sont interpellés par les monarques camerounais. Rudolf Duala Manga Bell qui a fait son lycée et des études de droit en Allemagne revient au pays et monte sur le trône des Bell, intronisé par son oncle Lock Priso Bell en 1910. Il est désigné comme porte-parole principal des rois duala auprès des Allemands. La lutte contre le système colonial empreint d’injustice, de violence, de maltraitance, de ségrégation, de racisme et de ruine économique du colonisé camerounais s’organise. Les rois empruntent la voie légale de contestation, celle des mémorandums au gouvernement et des pétitions au parlement allemand.

Nous publions pour la première fois en langue française l’intégralité de la pétition du 8 mars 1912, rédigée par les Camerounais dans un allemand administratif parfait. Ici la traduction en français.

PETITION « Annuler le projet du Gouvernement local visant à nous déposséder de nos terres »

Douala, le 8 Mars 1912

Au Reichstag allemand

A Berlin

Les soussignés, chefs et chefs supérieurs ont l’honneur de confirmer très humblement à l’éminent Reichstag allemand l’envoi du télégramme du 30 novembre 1911 ci-dessous :

«Au Reichstag de Berlin,

Les chefs supérieurs de Douala, devant leur impuissance à se défendre, prient très humblement l’éminent Reichstag allemand de bien vouloir solliciter du Bundesrat ou du Chancelier de prendre des mesures en vue d’annuler le projet du Gouvernement local visant à nous déposséder de nos terres et à repousser le peuple Douala loin du fleuve, ce qui équivaudrait à remettre en question la survie de tout le peuple. Les dossiers suivent par voie hiérarchique.

Pour les chefs Douala, BELL »

L’expropriation engendre la ruine économique de notre peuple de commerçants et de pêcheurs Peu après son entrée en fonction, le Gouverneur, son Excellence Dr. Gleim a convoqué une réunion des chefs au cours de laquelle il nous a fait part du projet du Gouvernement que voici : « Comme cela a déjà été le cas dans les colonies anglaises et dans les autres colonies, nous avons en vue de transformer le village nègre Douala lui aussi en une grande et belle ville. Pour réaliser ce projet, il est indispensable que les indigènes vendent leurs terres qu’ils occupent actuellement – toutes les terres au bord du fleuve – au Gouvernement et qu’ils aillent s’installer à 1h30 de marche du fleuve, sur les terres qu’ils utilisent jusqu’à présent pour l’agriculture ». Lors de cette première réunion, nous avons rejeté d’un commun accord cette demande en exposant de façon détaillée les circonstances qui mettaient en doute la rationalité de la réalisation de ce projet. La seconde réunion s’étant elle aussi terminée par un échec, le Gouverneur nous a annoncé pendant les troisième et quatrième réunions que le gouvernement allait à présent procéder à l’expropriation. N’ayant au cours de ces quatre réunions pris connaissance que du projet décrit plus haut, nous n’accordons de prime abord aucun crédit aux bruits qui courent, et selon lesquels l’achat ou l’expropriation aurait lieu pour les raisons suivantes :

  1. Parce que le Gouvernement estime les indigènes indignes de toucher le produit de la vente de leurs terres urbaines. Si du fait de la construction des routes ou d’autres installations, les terrains urbains ont substantiellement augmenté de valeur, le mérite en revient au Gouvernement. Il est donc tout à fait logique que ce soit le Trésor qui bénéficie de cette valorisation. Mais pour éviter parmi les indigènes toute palabre à ce sujet, leurs terrains seront tous achetés par le Gouvernement au prix minimum initial, sans tenir compte de la valorisation.
  2. Parce que les statistiques démontrent que cela constituerait une grande source de revenus.
  3. Parce qu’une enquête médicale a prouvé que tous les cas de décès chez les Européens étaient dus à leur cohabitation irrationnelle avec les indigènes.

Nous aurions certes aimé bien dire un mot au sujet de ces mobiles mais ce ne sont certainement que des rumeurs. Elles paraissent d’autant plus incroyables que son Excellence Mr. Le Gouverneur, Dr. Gleim n’aurait pas pu nous les cacher.

Cette pétition n’a d’autre but que de vouloir protester contre la vente ou l’expropriation injustifiée de nos terres. Ce n’est que dans cette optique que nous nous sommes vus obligés de demander l’aide du très éminent Reichstag au moyen du télégramme cité plus haut qui sollicitait l’annulation de ces mesures qui signifieraient la ruine économique et culturelle du peuple douala tout entier. Car ainsi que nous nous permettons, confiants, de le supposer, promouvoir le développement économique, culturel et commercial des indigènes, constitue une des conditions indispensables à la création d’une colonie efficace. Mais éloigner ce peuple de commerçants et de pêcheurs du fleuve reviendrait à les couper de leur source de revenus. Nous avons l’honneur de porter à la connaissance du très respecté Reichstag allemand les faits suivants :

Depuis quand notre propriété foncière rurale est-elle devenue celle du Gouvernement au point qu’il nous la donne en compensation de nos terres urbaines ? Aussi bien la vente que l’expropriation ne saurait être exécutée pour les raisons ci-après :

  1. L’achat

Nous avons récemment vendu des terrains au Gouvernement. Il a payé un maximum de 90 Pfennig par m², c’est-à-dire l’ancien prix des terrains sans tenir compte de la valorisation (Cf. 1. ci-dessous). Nous vendons habituellement les terrains à des privés au prix maximum de 3 M par m², c’est-à-dire en tenant compte de la valorisation. Le Gouvernement croit pouvoir ne pas tenir compte de cette valorisation parce que dit-il que c’est grâce à ses propres efforts que ces terrains ont été valorisés. Mais il oublie en affirmant cela que ladite valorisation a vu le jour grâce à « la tête des Blancs » et aux « bras des indigènes ». Nous avons donc les mêmes droits pour ce qui est de la valorisation. Puisqu’il s’avère difficile d’amener le 8 Gouvernement à comprendre ce fait, il est impossible, compte tenu de ces différends au sujet des prix, de s’entendre pour procéder par achat.

  1. Expropriation

Le nombre des terrains jusqu’ici expropriés par le Gouvernement est considérable. Pour les terrains qu’il a expropriés à son bénéfice, le Gouvernement n’a payé jusqu’alors que 5 à 6 Pf (Pfennig) par m². Quant à ceux expropriés dans l’intérêt public il payait en moyenne 30 à 40 Pf par m², qu’il s’agisse de terrains cultivés ou non.

Il est extrêmement regrettable de céder à un prix aussi minable le précieux patrimoine de nos ancêtres qui, de par sa bonne position, a assuré notre subsistance.

Pour l’achat ou l’expropriation, le Gouvernement devrait à notre avis prendre pour base le double du prix que paient les privés, parce que, d’une part il s’agit d’un achat forcé et que, d’autre part celui-ci ne sera plus tenu de nous donner d’autres terrains en échange. Mais le Gouvernement projette de nous exproprier en payant 40 Pf (Pfennig) par m² et de nous donner en compensation nos propres terres qui, depuis des années, nous sont indispensables pour l’agriculture et le demeureront. La question est de savoir depuis quand notre propriété foncière rurale est-elle devenue celle du Gouvernement au point qu’il nous la donne en compensation de nos terres urbaines ? Quel que soit le terrain que nous choisissions pour notre agriculture ; les régions inondées seraient-elles à présent hygiéniquement recommandables comme résidences ?

Pour des raisons sus mentionnées, nous prions que l’expropriation soit annulée et que nos terres nous soient conservées.

Nous restons, dans la mesure du possible, prêts à satisfaire – mais ceci sans pression, aucune, de la part du Gouvernement – la demande publique ou privée du terrain à condition de nous mettre d’accord sur le prix.

Quand on prend quelque chose à quelqu’un contre son gré, c’est bien qu’on le lui a arraché de force

  1. c) Justification de la nécessité pour nous de conserver nos propriétés foncières. Après l’interdiction faite aux ressortissants du groupe Douala de pratiquer le commerce dans la région de la Sanaga, les plaintes répétées des différentes sociétés au sujet du commerce intermédiaire des Doualas sont parvenues à léser les intérêts commerciaux de ceux-ci – suppression du système de trust et limitation des contacts avec les habitants de l’arrière-pays. Le feu Conseiller Von Brauchitsch¹ en fait la remarque et a compris à temps que peu à peu le bien-être des indigènes diminuait considérablement. Il n’a épargné aucun effort pour y trouver un remède. Aussitôt il a introduit un conseil qu’on appelle aujourd’hui « réunion des chefs ». Ce conseil se réunissait tous les trois mois ; lors de ces réunions, pensant aux dangers de ruine qui nous menaçaient, il nous initiait au travail du sol, à l’entretien des plantations, et à l’amélioration de la pêche. Il a introduit un cours pour le poisson et les denrées alimentaires, ceci afin de démontrer l’importance de ces deux produits sur le marché vu le développement progressif de Douala. Après avoir pris conscience des difficultés désormais liées au commerce intermédiaire, nous nous sommes rabattus sur l’Agriculture – cacao, caoutchouc, cola, etc.- que nous avons pratiqué dans les régions inondées au bord de nos fleuves (Mungo, Dibombè, Wouri, Donga, Dibomba) et sur une pêche plus intensifiée. A l’heure actuelle il n’y a plus qu’environ 10% des Douala qui pratiquent le commerce, dont la plupart dirige les factoreries des firmes européennes. Depuis plus de 6 ans pour les uns et 3 ans pour les autres, la plupart d’entre nous ne s’occupent plus que d’agriculture et de pêche.

Pour promouvoir ces deux activités dont dépend notre survie et pour les mettre en bonne voie, il est aussi bien indispensable que souhaitable, qu’on nous permette de continuer à habiter au bord de l’eau. Du territoire qui nous est assigné sur le plateau Joss, il nous faudra 3 heures de navigation à travers des baies étroites et des épaisses forêts de mangroves pour atteindre l’embouchure du fleuve Cameroun. De plus, ce territoire n’est pas suffisamment équipé en embarcadères. Il n’est pas en mesure de supporter le trafic quotidien des pirogues à l’embouchure et les champs situés à deux ou trois jours de là ne feront que compliquer ce trafic. Nous nous verrons donc, sans aucun doute, dans l’obligation de cesser d’aller au champ et à la pêche. Vu cette ruine qui nous menace, il serait bon de se poser la question de savoir si les parents seront encore en mesure de payer les taxes scolaires et celles sur leurs cases, si les enfants seront en mesure de fréquenter régulièrement les écoles publiques et missionnaires dans la chaleur ou pendant la période de fortes pluies, et si les indigènes ne comprenant rien à l’artisanat pourront lutter pour leur survie ; si oui, comment ? Son Excellence Monsieur le Gouverneur était d’avis qu’on devait relier la ville à ce nouveau quartier par de bonnes routes pour préserver l’accès des indigènes à l’eau. Il ne semble pas avoir considéré le fait qu’après le prolongement du mur, il y’aura une voie ferrée le long du quai tout entier, tel est du moins le projet, qui reliera la ligne ferroviaire centrale et l’atelier public de réparation au nouvel embarcadère.

Si ce projet devait être mis à exécution, le trafic avec notre ancien embarcadère sera coupé, et surtout il sera impossible, même au cas où il ne serait pas bloqué et où on construirait des grandes routes, de protéger les pirogues entre le nouveau quartier et l’embouchure contre les voleurs et tout autre dommage. Le sens du mot « expropriation » demeure incompréhensible à nos yeux. Dès qu’on nous exproprie nous comprenons qu’un terrain nous a été arraché de force. On ne devrait pas nous en tenir rigueur, car quand on prend quelque chose à quelqu’un contre son gré, c’est bien qu’on le lui a arraché de force. Le mot « expropriation » est en lui-même une expression juridique typiquement allemande que nous ne pouvons pas comprendre. Etant donné cette situation et ces faits, on pourrait s’autoriser à penser que le danger de ruine économique, de sous-alimentation et de retard culturel du peuple Douala est plus qu’imminent.

Il ne nous reste donc plus d’autre issue que de demander le secours du Parlement allemand au moyen de cette humble requête : Que le Reichstag veuille bien avoir l’amabilité de prendre une décision et de solliciter du Chancelier et du Bundesrat de prendre des mesures pour annuler le projet que le Gouvernement local a d’exproprier les indigènes de la totalité des terrains situés au bord du fleuve et de les repousser à 1h30 de là sur les terres destinées à l’agriculture ».

Les Chefs Douala (Signature)

 

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