Champleins Ludovic Ngahenou, promoteur et entrepreneur culturel camerounais, est à la tête de l’association « Patire Art ». Une plateforme de valorisation, de sensibilisation et de pérennisation de tout ce qui est patrimoine culturel au Cameroun. Elle existe depuis 13 ans. Elle porte, depuis 2021, le projet « Bâtir le commun », qui vise à réinventer au travers de la culture, les rapports entre les continents africains (Cameroun) et européens (France, Allemagne). Les détails de ce projet pensé et porté par la jeunesse dans cette interview exclusive accordée à notre rédaction.
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Champleins Ludovic Ngahenou : « on s’est malheureusement rendu compte qu’en France, personne ne connaît l’histoire coloniale, que ce soit les administratifs ou même les étudiants »

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Champleins Ludovic Ngahenou, promoteur et entrepreneur culturel camerounais, est à la tête de l’association « Patire Art ». Une plateforme de valorisation, de sensibilisation et de pérennisation de tout ce qui est patrimoine culturel au Cameroun. Elle existe depuis 13 ans. Elle porte, depuis 2021, le projet « Bâtir le commun », qui vise à réinventer au travers de la culture, les rapports entre les continents africains (Cameroun) et européens (France, Allemagne). Les détails de ce projet pensé et porté par la jeunesse dans cette interview exclusive accordée à notre rédaction.

Que signifie « Bâtir le commun » et quel est l’objectif de ce projet?

« Bâtir le commun » à la base, c’est une idée qui a germé d’un gros constat. En 2020, on s’est rendu compte qu’après la Covid-19, il y avait encore cette sensation de rejet des personnes différentes. Je parle là de la race blanche parce qu’avec l’histoire, on se disait oui c’est les blancs qui ont ramené la pandémie. Alors fin 2020, début 2021, on a eu un incident avec des camarades qui étaient venus de Strasbourg pour travailler avec nous ici. Puisque nous sommes des artistes, des fois on organise des échanges avec les artistes de différentes villes européennes. Dans le cadre de ces échanges, on avait donc des travaux à faire dans les établissements scolaires du côté de Dakar-Brazzaville. C’était un jeudi et malheureusement pour nous ce jour-là, c’était un jour assez tendu avec encore le souvenir de la Covid. Les populations ont commencé à agresser nos camarades venus de Strasbourg. Elles disaient : « rentrez chez vous, vous avez fini de nous piller aujourd’hui vous ramenez la Covid et maintenant on ne sait pas ce que vous voulez faire ». Ces termes qui ont «jazzé» durant cette journée, nous ont fait comprendre qu’au fond de chaque mémoire, il y a encore ce sentiment anti-blanc qui est bien présent.

On s’est donc dit, qu’en tant que jeunes artistes qui voyageons et allons un peu partout, les relations que nous avons nouées depuis un bon bout avec la jeunesse française, allemande et belge sont des relations qu’on veut définir comme des rencontres novatrices. On veut créer un imaginaire où on n’aura pas à se parler par rapport à nos différences, mais où, on aura juste à s’aimer et pouvoir grandir ensemble. C’est de là qu’est véritablement né le projet. On a commencé à s’intéresser à tout ce qui est question de coopération et comment ça se passe, etc… Ce qui nous a menés dans l’histoire. En 2021 par exemple, on a beaucoup travaillé sur l’histoire de la coopération entre la France et le Cameroun, surtout lors de la période coloniale. Les affres de cette période, parce qu’il faut le dire, le Cameroun est l’un des pays qui a subi le plus d’affres durant la colonisation, surtout par la France. Ce qui nous a permis de comprendre parfaitement les réactions des habitants de Dakar-Brazzaville (Douala) ce jour-là, mais, de découvrir les facteurs qui ont unis de manière consciente ou inconsciente la France et le Cameroun, ainsi que les éléments qu’ils ont pu créer ensemble. On s’est rendu compte que pendant la période coloniale, il y avait beaucoup de créations artistiques, culinaires, vestimentaires, sur l’art plastique et la musique qui, sans qu’on le veuille, rassemblaient déjà ces deux peuples. C’était l’une des premières et magnifiques formes de coopération qu’on a eu à l’époque et on s’est dit voilà on tient notre nœud, c’est sur cette base qu’on va partir pour commencer à éduquer le grand public sur ce qu’est véritablement cette relation historique qui est tirée d’un passé très houleux, mais qu’on peut transformer par l’art et la culture en un futur véritablement merveilleux.

Fin 2021, nous sommes allés en France pour une tournée durant laquelle on essayait aussi de connaître la sensibilité des Français et des Allemands autour de l’histoire coloniale. On s’est malheureusement rendu compte qu’en France, personne ne connaît cette histoire, que ce soit les administratifs ou même les étudiants. On s’est donc dit que notre boulot ne sera pas que d’expliquer aux jeunes comment il est bon aujourd’hui de se mettre tous ensemble et ce qu’importe la différence pour pouvoir créer un monde futur mais aussi, d’éduquer les populations françaises et allemandes sur ce qu’a été l’histoire, sur ce qu’est leur véritable passé, celui de leur parents et de leurs aïeux avec les pays colonisés d’Afrique. Et on a lancé à cette période des médiations culturelles. Mais le thème était encore très douloureux parce qu’on s’est heurté à beaucoup de chocs de nos grands frères qui ne voulaient pas que ce type de projet voit le jour ; beaucoup de personnes étaient contre ce type de projet. Ils disaient :  » pourquoi aujourd’hui on doit créer un autre narratif de l’histoire entre la France et le Cameroun ? Non, il faut juste que la France et l’Allemagne dégagent, ce sont les colons, etc… »

Nous on s’est beaucoup opposés par rapport à cela et on a lancé de manière stratégique des ateliers sur les danses qui ont été créées durant la période coloniale et qui ne posaient de problèmes à personne. Et on profitait de ça en même temps pour raconter l’histoire de ces danses aux jeunes français et allemands, ainsi que l’histoire de la France et du Cameroun. On avait par exemple des ateliers de bikutsi, d’ambassibé, etc… Ici au Cameroun on a aussi lancé des médiations culturelles partant de l’œuvre d’Achille Mbembe et de Remy Riyou, qui s’intitule « Pour un monde en commun ». Elle fait un résumé de toutes les actions qu’on est en train de mener aujourd’hui et prône un monde où la différence ne compte pas, l’indifférence aussi. Mais un monde où les générations futures sont plutôt conciliantes entre elles, soucieuses de leur passé commun et de leur futur.

A vous écouter, on se rend compte que les activités du projet ont débuté depuis 2021 et vous êtes dans la continuité. Est-ce à dire que « Bâtir le commun » se déroule pendant plusieurs années ?

Le projet était assez chronologique. On a commencé par des médiations culturelles avec des ateliers dans les deux pays comme j’expliquais tout à l’heure. Ensuite, on est passé sur la création des plateformes de politique de paix dans les universités, des chefferies et quartiers avec des débats, conférences et tout… Cela demandait à rassembler des personnes mieux outillées que nous pour parler de l’histoire. Des personnes qui l’ont soient vécues ou qui ont des familles qui sont issues directement de ces histoires coloniales. Elles ont cette connaissance-là qu’on voulait qu’elles partagent aux jeunes, que ce soit discuté, que ce soit un échange où on débat véritablement. De l’autre côté aussi, il s’agissait d’inviter les organisations de la société civile françaises à venir participer à ces débats, à venir entendre ce que les populations ont à dire, vivre le ras-le-bol de certains parce qu’il fallait que ça choque. Et le but de cette deuxième phase c’était en fait de se poser la question de savoir après que ça ait choqué, qu’est-ce qu’on fait ? C’est-à-dire, voilà on s’est insulté, on s’est crié dessus, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Est-ce qu’on va rester dessus ou alors on cherche des moyens pour avancer ? Et maintenant on arrive à la dernière activité ou troisième phase du projet qui est le festival. C’est un événement annuel sur les deux continents qui va rassembler toutes ces personnes qui s’outillent au quotidien pour créer un imaginaire commun entre la France, l’Allemagne et le Cameroun. C’est l’activité qui nous concerne le plus nous les artistes car, ce sera un ramassé d’artistes qui ont des œuvres créées qui sont liées à la coopération. Et avec le temps, ce festival va rappeler aux gens notre intention de créer un nouveau narratif.

La date du festival à Strasbourg, c’est du 23 au 29 juin 2025. On aura une pléthore d’artistes camerounais qui seront dans cette ville pour travailler avec des artistes français en vue de mettre en œuvre pas mal de créations chorégraphiques, de musiques, de performances, de défilés de mode et un petit concours de comparaison d’art culinaire. On veut à travers le concours d’art culinaire, recréer les saveurs qui étaient tendance durant la période coloniale et montrer aux gens que voilà les repas que les gens mangeaient et autour de ça, ils riaient, buvaient de la bière. Ils étaient tranquilles, il n’y avait pas de guerre. Saviez-vous que les danses comme l’ambassibé et autres qui sont nos danses traditionnelles aujourd’hui ont été créées durant la période coloniale ? (rire). Ce sont des danses hybrides qui ont été créées par les populations camerounaises  qui caricaturaient celles des français et des allemands. Elles ont également été créées durant la période coloniale pour dire non aux colons. Mais nous sommes nombreux là dehors à ne pas le savoir.

Au Cameroun, à Douala précisément, on compte faire le festival du 4 au 6 décembre 2025. Ce sera pratiquement le même format mais ici, la partie strasbourgeoise ou française va se ramener au Cameroun pour toujours pratiquer ces échanges. Nous sommes également en pourparlers avec l’Alliance française de Garoua, de Ngaoundéré et de Dschang aussi. C’est des villes où, on veut pouvoir partager ce festival parce qu’on ne veut pas que ce soit toujours une affaire des grandes villes mais que ce soit partagé partout dans le Cameroun. Le message que nous voulons passer n’est pas un message qui accorde du crédit à un parti. C’est juste pour dire aux gens qu’on ne fait pas ce festival pour racheter l’image de la France, du Cameroun ou de l’Allemagne, non. Il y a beaucoup de personnes qui travaillent avec nous sur ce projet, notamment, le grand frère Blick Bassy, beaucoup de vétérans de l’histoire et de grands historiens qui sont dessus. A côté de ça, je crois qu’on a une grosse résidence artistique où on est en train de raconter l’histoire du Cameroun et des différents pays qui l’on ont colonisé, dont la France et l’Allemagne, dans une comédie musicale. C’est l’un des éléments clés de notre projet. On a aussi pas mal de collaborations qui sont en train de se faire entre les artistes camerounais et français et des ateliers en Allemagne et en France qui continuent d’être donnés aux différents artistes. Voilà en gros ce que nous faisons depuis quatre ans.

Alors vous parliez de rejet tout à l’heure et aujourd’hui, la situation s’est plutôt intensifiée. Les rapports entre l’Afrique et les pays européens, en l’occurrence la France, sont en train de se détériorer. Quel est donc le but précis de ce projet concrètement? Renouer ce qui est en train de se briser ?

Le véritable but au fond, c’est tout d’abord montrer aux gens qu’aujourd’hui la jeunesse est capable de créer son propre futur. On aimerait que lorsque nos enfants vont se retrouver en 2080 par exemple, le passé historique qu’ils vont raconter soit ce qui est en train de se passer aujourd’hui et qu’ils se rappellent de ce passé comme un passé où les jeunes de différents continents se sont mis ensembles pour changer leur imaginaire ; pour créer une nouvelle forme de coopération où il n’y a plus de colons, de dominants et de dominés ; où il y a véritablement des coopérations et des avancements au niveau stratégique, technique, politique, santé, infrastructures, ICC. Un passé où des personnes ont trouvé le moyen de dépasser leurs histoires afin de créer un monde où demain on ne va pas se dire :  » toi tu avais tué mes parents » pour pouvoir collaborer avec toi, non. On veut que tous ces aspects puissent disparaître, surtout celui de dominant et dominé. Je vais prendre un petit exemple : on a encore des quartiers où, lorsqu’un enfant voit un blanc, il est émerveillé, chose qui ne devrait pas être. C’est pourquoi dans nos médiations culturelles, à la fin on crée des liens, on met en relation des jeunes enfants français avec les jeunes enfants camerounais et allemands afin qu’ils comprennent que voilà, c’est mon vis-à-vis, je partage son quotidien. C’est-à-dire que les jeunes français vont montrer leur quotidien (je pars à l’école le matin, quand je rentre voilà ce que je fais, etc…). Ils vont voir des paysages différents certes, mais au fond, ils vivent la même vie. Peut-être c’est mieux construit chez eux mais, c’est le même bonheur que chacun d’eux a lorsqu’il se développe et il grandit. Et après ça va devenir quelque chose qui ne sera plus étranger pour eux, ça ne sera plus l’Europe à tout prix mais peut-être l’inverse parce que les autres vont vouloir découvrir comment l’enfant africain fait pour être aussi heureux chez lui.

Une dernière question pour sortir de notre entretien. La culture en Occident, rapporte énormément d’argent sur le plan économique. Et au Cameroun, on a une culture assez riche et diversifiée. En tant que promoteur culturel, pensez-vous qu’elle pourrait contribuer à la croissance de l’économie camerounaise ? Si oui, comment et pourquoi l’industrie culturelle peine tant à décoller dans notre pays ?

Oui, je pense que la culture pourrait œuvrer véritablement pour le développement du Cameroun. Vous savez, on a un problème ici au pays, il faut déjà le dire. Il s’agit de la structuration. On a toujours l’impression que les choses ne sont pas assez structurées chez nous. Les autres pays ont vraiment pris le temps parce qu’ils ont compris l’impact que la culture pouvait avoir que ce soit sur leurs populations ou à l’international. Et ils y ont mis véritablement de bons moyens, pris le temps de bien structurer et organiser chaque secteur culturel afin qu’il puisse produire des biens et des services pour que l’artiste qui est celui qui pratique et qui permet que cet écosystème puisse vivre, soit quelqu’un qui a toujours envie de produire parce qu’il se sent bien et à l’aise dans cet écosystème-là. Mais ici chez nous, la culture n’est jusqu’ici, encore qu’une notion pour le Camerounais lambda. On est dans un pays où pour organiser un évènement par exemple, tu dois payer le gouvernement et pourtant tu es censé avoir des fonds du gouvernement pour te soutenir. On a un ministère des Arts et de la culture, je ne vais pas tirer sur le beau travail qu’il fait, mais il n’a pas de relation de proximité avec les artistes.

On a des délégations d’Art et de culture partout, mais juste de nom. Mais une véritable relation de proximité avec les artistes, elles ne l’ont pas. Du coup, les acteurs même de la culture ne sont pas forcément rattachés à ces différents ministères parce qu’ils ont compris très tôt qu’aller vers eux sera plutôt des censures pour eux. Si on avait par exemple un gouvernement qui se soucie d’une véritable politique culturelle, qui met sur pieds un bel écosystème ou une belle structuration de ses organisations pour que la promotion de la culture soit plutôt  un atout pour les différents artistes, je pense qu’on pourrait avoir un pays où, les artistes se sentent à l’aise de produire et de continuer à produire pour le pays. Parce que la plupart des artistes qui produisent ici, produisent pour ailleurs. Et vu qu’on n’a pas d’artistes qui produisent pour le pays, comment créer donc une économie dans le pays ? Le budget déjà du ministère des Arts et la culture c’est combien ? On a d’abord le plus petit budget de l’organisation gouvernementale. Comment ce petit budget-là, qui ne va pas d’abord suffire à ce ministère, pourra être organisé pour pouvoir desservir les différents projets artistiques ?

Moi je pense qu’on peut véritablement avoir un Cameroun à l’horizon 2035 comme on dit, qui apporte un plus ou qui permet que la culture développe les territoires, si et seulement si le gouvernement crée une belle relation de proximité avec les artistes ; crée une belle structuration et de beaux organismes qui peuvent accompagner et donner de la valeur à cette culture. Qu’il crée également un véritable marché des arts. C’est-à-dire que le gouvernement trouve des fonds auprès des organismes internationaux pour pouvoir renforcer un bon marché des arts ici où, les artistes camerounais pourront aisément vendre leurs œuvres sans toujours se dire qu’il faut aller à l’extérieur.

Interview réalisée par Fadira Etonde

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